« Les armes secrètes », de Julio
Cortazar
extrait d’un recueil de nouvelles
« Bons et loyaux services »
A Paris, de nos jours
Madame Francinet, dame d’un certain
âge, travaille comme femme de ménage trois fois par semaine. Veuve,
elle vit très modestement avec ses souvenirs dans une pièce avec
coin cuisine.
Elle se rappelle le temps de sa
jeunesse où elle se faisait engager pour des extras, comme ce
dimanche, à l’occasion de la fête donnée chez Monsieur et Madame
Rosay qui étaient des gens très comme il faut.
On lui avait indiqué qu’elle devait
aider à la cuisine, ce qui n’était pas pour lui déplaire, bien
au contraire. Rien cependant ne se déroula comme prévu, puisque dès
son arrivée, le maître d’hôtel la mena à la « chambre des
chiens » avec la tâche ingrate de garder six chiens durant toute la
durée de la fête afin que celle-ci se déroulât en toute quiétude.
Medor, Fifine, Fido, La petite, Chow, Hannibal occupaient en effet
une immense chambre dont le plancher était recouvert de six matelas,
avec une petite hutte occupant l’un des coins de la chambre. La
vieille chaise trônant au milieu des matelas était destinée à
Madame Francinet qui dut passer ainsi de longues heures, assise de
façon inconfortable à surveiller les chiens, entendant les bruits
et les rires provenant de la fête.
Si la soirée se passa bien, si les
hôtes comme les invités furent contents, Madame Francinet s’aperçut
que personne ne s’occupait d’elle, le maître des lieux ne lui
offrant pas même la moindre coupe de champagne en remerciement,
comme il le fit avec les autres employés. Son travail étant achevé,
on tarda tant à venir la payer qu’elle sut qu’elle n’attraperait
pas le dernier métro. Seul un jeune invité que l’on nommait
monsieur Bébé, bien que ivre, comprit sa situation, et lui
caressant même les cheveux, lui offrit la coupe de champagne qu’elle
attendait. Elle fut émue de son geste.
Dehors, il neigeait, le métro était
fermé depuis longtemps, et elle dût rentrer à pieds pour rentrer
chez elle. Personne ne lui avait proposé de la ramener.
Le printemps, puis l’été passèrent,
et c’est avec surprise que Madame Francinet reçut un jour la
visite de monsieur Rosay, l’air embarrassé, venu l’implorer pour
un service autant personnel que gênant, comme si elle seule pouvait
être à même de lui rendre. Bien sûr, ce serait contre une
confortable rétribution, rétribution dont le montant la laissa
bouche bée.
Cela concernait les obsèques de l’un
de ses amis qui venait, de décéder subitement. Le défunt, Monsieur
Linard, avec qui M. Rosay était en affaires, était un grand
couturier. Aucun parent ne lui était connu que l’on put joindre,
et pour que les obsèques soient dignes de sa situation sociale, ne
lui fallait il pas une vieille mère pour le veiller ? à que cela ne
tienne, les époux Rosay en imaginèrent une arrivant de Normandie
par le train, toute émotionnée de chagrin par la perte de son fils.
Et ils pensèrent tout naturellement à Madame Fancinet pour jouer ce
rôle.
Madame Francinet allait elle encore une
fois accepter plus par gentillesse que par appât du gain cette
nouvelle proposition incongrue de gens ayant été si ingrats avec
elle quelques mois plus tôt ? Si elle acceptait, ne risquerait-elle
pas d’être reconnue par une lointaine parenté du défunt
inopinément présente aux obsèques ? Serait elle capable de tenir
de façon crédible son rôle de mère durant la nuit de veille ainsi
que durant l’enterrement ?
Cette nouvelle de Julio Cortazar oppose
la mesquinerie à la bonté naïve et désintéressée. Pas de
grandes actions, mais seulement des comportements feutrés, des
phrases anodines qui, par petites touches, abaissent ou rehaussent
les acteurs de cette nouvelle.
Michel Allain