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samedi 7 janvier 2006


« Les armes secrètes », de Julio Cortazar
 extrait d’un recueil de nouvelles




« Bons et loyaux services »


A Paris, de nos jours

Madame Francinet, dame d’un certain âge, travaille comme femme de ménage trois fois par semaine. Veuve, elle vit très modestement avec ses souvenirs dans une pièce avec coin cuisine.

Elle se rappelle le temps de sa jeunesse où elle se faisait engager pour des extras, comme ce dimanche, à l’occasion de la fête donnée chez Monsieur et Madame Rosay qui étaient des gens très comme il faut.

On lui avait indiqué qu’elle devait aider à la cuisine, ce qui n’était pas pour lui déplaire, bien au contraire. Rien cependant ne se déroula comme prévu, puisque dès son arrivée, le maître d’hôtel la mena à la « chambre des chiens » avec la tâche ingrate de garder six chiens durant toute la durée de la fête afin que celle-ci se déroulât en toute quiétude. Medor, Fifine, Fido, La petite, Chow, Hannibal occupaient en effet une immense chambre dont le plancher était recouvert de six matelas, avec une petite hutte occupant l’un des coins de la chambre. La vieille chaise trônant au milieu des matelas était destinée à Madame Francinet qui dut passer ainsi de longues heures, assise de façon inconfortable à surveiller les chiens, entendant les bruits et les rires provenant de la fête.

Si la soirée se passa bien, si les hôtes comme les invités furent contents, Madame Francinet s’aperçut que personne ne s’occupait d’elle, le maître des lieux ne lui offrant pas même la moindre coupe de champagne en remerciement, comme il le fit avec les autres employés. Son travail étant achevé, on tarda tant à venir la payer qu’elle sut qu’elle n’attraperait pas le dernier métro. Seul un jeune invité que l’on nommait monsieur Bébé, bien que ivre, comprit sa situation, et lui caressant même les cheveux, lui offrit la coupe de champagne qu’elle attendait. Elle fut émue de son geste.

Dehors, il neigeait, le métro était fermé depuis longtemps, et elle dût rentrer à pieds pour rentrer chez elle. Personne ne lui avait proposé de la ramener.

Le printemps, puis l’été passèrent, et c’est avec surprise que Madame Francinet reçut un jour la visite de monsieur Rosay, l’air embarrassé, venu l’implorer pour un service autant personnel que gênant, comme si elle seule pouvait être à même de lui rendre. Bien sûr, ce serait contre une confortable rétribution, rétribution dont le montant la laissa bouche bée.

Cela concernait les obsèques de l’un de ses amis qui venait, de décéder subitement. Le défunt, Monsieur Linard, avec qui M. Rosay était en affaires, était un grand couturier. Aucun parent ne lui était connu que l’on put joindre, et pour que les obsèques soient dignes de sa situation sociale, ne lui fallait il pas une vieille mère pour le veiller ? à que cela ne tienne, les époux Rosay en imaginèrent une arrivant de Normandie par le train, toute émotionnée de chagrin par la perte de son fils. Et ils pensèrent tout naturellement à Madame Fancinet pour jouer ce rôle.

Madame Francinet allait elle encore une fois accepter plus par gentillesse que par appât du gain cette nouvelle proposition incongrue de gens ayant été si ingrats avec elle quelques mois plus tôt ? Si elle acceptait, ne risquerait-elle pas d’être reconnue par une lointaine parenté du défunt inopinément présente aux obsèques ? Serait elle capable de tenir de façon crédible son rôle de mère durant la nuit de veille ainsi que durant l’enterrement ?

Cette nouvelle de Julio Cortazar oppose la mesquinerie à la bonté naïve et désintéressée. Pas de grandes actions, mais seulement des comportements feutrés, des phrases anodines qui, par petites touches, abaissent ou rehaussent les acteurs de cette nouvelle.

Michel Allain